SPORTS

Vu d'en bar. «Faut pas vendre la peau de l'Anglais». Pendant le Tournoi des Cinq nations, le romancier Pascal Dessaint regardera les matchs pour «Libération» dans un bistrot de Toulouse.

9 février 1998 à 19:18


Par DESSAINT PASCAL


Ça promet ! Sinon une humeur partisane, du moins une ferveur de tous les instants, palpable, de cette ferveur qui ne va pas sans une certaine fébrilité. Au Fair Play, le rugby est traité comme un bel art, avec recueillement, frémissements et cris de joie. Le Fair Play, brasserie sise allées Paul-Feuga à Toulouse, est un établissement tenu par les frères Carbonneau, Philippe est à la mêlée, alors… Il y a aussi Califano, Pelous, Tournaire et Castaignède, Toulousain il n'y a pas si longtemps encore, et puis Sadourny, le voisin, le Columérin. C'est beaucoup de Toulouse qui joue contre l'Angleterre. Je ne serais pas étonné de voir des mecs en crampons, solidaires. Comme Marcel, qui ne tient pas en place sur son tabouret, le visage en lame de faux, la mèche rebelle, l'oeil vif. Vif comme les Anglais qui débutent la première mi-temps tambour battant, ils tirent les premiers, normal, ça paraît presque de bon augure, et Marcel grince des dents lorsque Bohringer ou Brasseur apparaissent sur l'écran, ce n'est pas leur faute mais ils détournent l'attention. Circulez… Les Anglais s'installent dans le camp français, jusqu'à la 10e minute, un combat de guerriers et ça vibre, ça va vite, on se demande si les Français vont tenir à un tel rythme, bientôt la déferlante, même au ralenti ça va encore trop vite. Une pénalité jouée à la main, Lièvremont qui charge, Carbonneau qui récupère, remet à Brouzet, Carbonneau encore, Benetton qui perce et, une passe sautée, trouve Bernat-Salles, c'est l'essai, c'est superbe ! Marcel applaudit, comme tout le monde, puis il lance : «Faut pas vendre la peau de l'Anglais avant de l'avoir plaqué…» Il a raison : prudence. En deuxième mi-temps, les Anglais se rebiffent, avec Bracken, un poison, et puis Grayson, son pied constitue une vraie menace, les Bleus ne sont pas à l'abri d'un retour, il y a de la tension dans l'air, je recommande une bière, j'ai à peine le temps d'y porter les lèvres que Castaignède, omniprésent, quelque peu en manque de chance pour trouver les touches, passe un drop, ça remet les pendules à l'heure. Marcel souffle dans sa mèche. Les Français ont beaucoup donné et ils subissent la pression, ça crève les yeux, les Anglais reviennent, ils sont plus mordants, poussent à la faute et marquent un essai au motoculteur. On applaudit tout de même, bon esprit, on est fair play ou on ne l'est pas. Il n'y a plus que quatre points qui séparent les deux équipes. Les Bleus mettent un peu de doute dans les esprits, ils semblent plus dispersés, leur jeu moins harmonieux. Il faut une course en solitaire de Califano, une percée de Bernat-Salles et Castaignède qui échoue dans l'en-but anglais pour faire vibrer à nouveau les coeurs, croire que le bonheur est au bout. Il est une évidence, les Bleus reprennent du poil de la bête, ils occupent le camp adverse, la victoire ne peut plus nous échapper, et bien sûr Sadourny est applaudi à tout rompre lorsque, à la dernière minute, il réussit un drop. Marcel peut souffler et je l'entends qui affirme à son voisin : «Tu vois, au Parc des Princes ou à Saint-Denis, le rugby, ça ne se joue pas les mains dans les poches.»



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Vu d'en bar. Un score qui appelle le pastis. Pendant le Tournoi des cinq nations, le romancier Pascal Dessaint regardera les matchs pour Libération dans un bistrot de Toulouse.

23 février 1998 à 18:50


Par DESSAINT PASCAL


Qui se souvient ? Un soir de finale de championnat. Les rues envahies par une foule en liesse. Des canettes volent, les CRS chargent, ça dégénère, les lacrymos, à tir tendu, direct dans les bars, panique. On se souvient place Saint-Pierre, sur les bords de Garonne, à Toulouse, au San Pedro, au Bar Basque, et puis Chez Tonton, c'était il y a moins d'un an. Chez Tonton, on sert le pastis au mètre, la bière dans des gobelets en plastique, on est prudent, les jours de grand-messe. Rien à craindre cependant, sinon la bonne humeur, la parlote, on commente, on professe, on charrie, on déguste. Ils sont tous là : Pierre, le patron, Nicolas, Charlot et puis Philippe, le Catalan, le «treiziste», qui survient, qu'on acclamerait presque, qui se hisse sur un tabouret en bout de zinc. Ça tombe aussitôt : «La défense, c'est une question d'envie, et puis de la gestuelle !» Le serveur enchaîne: «Les jambes sans les mains, c'est pas bon…» Il en faudrait beaucoup pour que Chalmers impressionne. On s'en prend plutôt à l'arbitre, c'est vrai qu'il y a hors-jeu, mais il ne faut pas chercher avec les arbitres anglo-saxons, on n'est pas de la même culture ! Et puis de toute façon, les Ecossais ne gagneront pas, avec ou sans lui. Ça râle, ça roumègue, et lorsque Walton cravate Bernat-Salles : «En taule !» On met de l'ardeur, même si parfois cela paraît un peu embrouillé. Qu'importe ! On a d'autres raisons de se faire de la bile : l'espace d'un instant, l'image se brouille et Nicolas exige que le maître des lieux rembourse les bières ! Dans la foulée, il le chambre encore : «T'as pas le Minitel, on peut même pas participer au jeu !…» Fin de première mi-temps, Philippe demande l'entrée d'Aucagne, il sera comblé mais les têtes dodelinent. Pierre analyse : «Le centre est le point faible, ils ne cherchent pas à créer le jeu, ça nuit à l'aile. Quand Castaignède passe Lamaison, il y a danger, sinon…» Lamaison, comme botteur, est impérial, mais de son avis, il est «trop facile à lire». Un vrai premier centre crée la différence. Les «pilards», eux, se donnent, à preuve l'essai de Cali, il crochète, prend l'intervalle, aplatit ! Les arrières sont-ils capables d'en faire autant ? On en arriverait à faire la fine bouche, comme sur le second essai de Bernat-Salles où Nicolas, à peine provocateur, juge que c'est mal joué… «En attendant, observe Pierre, ils prennent une branlée !» Pas d'adjectifs, pas de superlatifs, on préfère des mots forts, ouais, les Ecossais sont en enfer ! 51 à 16, le match est plié. 51, un signe ? Pierre ne tergiverse pas, on ne tergiverse jamais Chez Tonton, il lance au serveur : «Sors-nous une bouteille de pastis, je crois que ça s'impose...»


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Vu d'en bar. Mêlée ouverte entre deux pintes. Pendant le Tournoi des cinq nations, le romancier Pascal Dessaint regarde les matchs pour Libération dans un bistrot de Toulouse.

9 mars 1998 à 22:30


Par DESSAINT PASCAL


«On vient, on gagne et on s'en va !» Présomptueux, les Toulousains ? Peut-être bien… Le Killarney est un pub situé rue Alfred-Duméril. Entre deux postes de télévision, l'un à l'entrée, l'autre près des WC, il faut choisir. Des maillots sous verre, de l'équipe de France, du Stade ou des All Blacks, forment une frise tout le long d'une poutre apparente. De jolies filles, rayonnantes, s'exaltent parmi une assemblée essentiellement masculine, compacte. Les grands jours, c'est de la folie. On se serre, on se bouscule, on chante, on tient avec fermeté son verre de Guinness. Les Irlandais de Toulouse sont au rendez-vous et on devine qu'ils ne seraient pas contre la perspective de jouer un vilain tour à des Bleus trop sûrs d'eux. Les serveurs aussi sont irlandais, à l'exception de Lionel. Parés de maillots verts, ils donnent de la cloche, chacun leur tour, à la pénalité réussie, à l'essai marqué, selon que le coeur balance d'un côté ou de l'autre. La cloche accompagne applaudissements et cris de joie, les relance, à l'envi. Quand Califano apparaît en slip sur l'écran, ça siffle, et Nathalie remarque : «Y va quand même pas rentrer au vestiaire, et puis, hein, on en a vu d'autres !» Les Bleus sont à la peine et on se rassure comme on peut, ainsi Guillaume, qui observe : «Ça leur fera peut-être du bien d'être menés au score…» Tandis que Patrick martèle que les Irlandais bloquent le jeu… Chacun convient d'une chose, le match est musclé, ça cogne, ça piétine. Drôle de capitaine, ce Wood. Il cherche les huées ? Eh bien, il les a ! Personne cependant ne semble voir la banane que lui envoie Ibañez. On s'indigne plutôt qu'un Vert s'égare au milieu des Bleus dans une mêlée ouverte. Nathalie s'énerve, en perd la voix. Plus pondéré, entre deux rasades de Guinness, William professe : «L'équipe de France retombe dans ses vieux travers, retrouve ses démons. Avant de jouer, il faut imposer les fondamentaux. Il faut mener au score et broyer l'adversaire !» Les Bleus jouent mal, trop de ballons perdus, trop de déchets en touche. Les Irlandais suscitent en lui le respect, ils sont comme il les aime, agressifs, conquérants. William insiste : «Les Bleus prennent le match à l'envers !» et s'envoie une bonne gorgée de bière. Défaite ou victoire, ça n'empêchera jamais la bière de couler, pas au Killarney, ni la cloche de sonner, une cloche que Lionel, le crâne rasé, deux doigts dans les attelles, agite maintenant avec frénésie. Ibañez a donné l'avantage aux Bleus. Le soulagement est grand. Plus chauds, moins contenus sont les applaudissements. Le pub est irlandais, jusqu'à un certain point. Quelqu'un lance malgré tout : «Y a rien à dire, les Irlandais auraient dû gagner…» Il n'est personne pour le contredire, tout juste si on le charrie un peu. Curieusement, un autre enchaîne : «Bientôt, les mecs vont jouer en tutu ! Ils sortent de ce match sans une égratignure ! C'est pas honteux ?» Wood ? En tutu ?

 

EN 1998, À L’OCCASION DU TOURNOI DES 5 NATIONS, JE PUBLIAIS TROIS CHRONIQUES DANS LIBÉRATION

Ces chroniques reparaissent en 2023

aux éditions Arcane 17