Les écrivains sont mes copains


    Parfois, j’ai pu entendre dans la bouche de quelques personnes tout à fait recommandables que les livres ne pouvaient changer la vie. C’est faux. Plus souvent qu’à mon tour, en effet, ils ont changé la mienne. Que serais-je aujourd’hui si, à l’adolescence, je n’avais lu Blaise Cendrars, Charles Bukowski ou Henry Miller ? Je serais un autre homme. Je n’aurais peut-être pas consacré mon existence à l’écriture.

    Ces écrivains-là et quelques autres m’ont empoigné, comme qui dirait, pour me faire basculer dans un monde plein d’un indicible plaisir. Leurs livres sont sur les étagères de ma bibliothèque et me rassurent, me consolent parfois. Ces écrivains sont mes copains. Je nous sens une sensibilité commune et, dès lors, je me retrouve moins seul avec mon angoisse de vivre. Nous partageons de mêmes valeurs et nos regards sur le monde ne diffèrent guère. C’est au-delà de l’époque, de la frontière, du temps ! C’est quelquefois très, très troublant.

    Quand, en 2000, j’écris “Mourir n’est peut-être pas la pire des choses”, je ne connais pas Edward Abbey. Je découvre son œuvre un jour d’août 2006, et je suis troublé, oui, lorsque page 390 de son roman “Le gang de la clef à molette”, je lis ce passage : «Qu’y a-t-il ? se demandait-il à lui-même. Qu’est-ce que je crains ? Si la mort est vraiment la pire des choses qui puisse arriver à un homme, je n’ai rien à craindre. Mais la mort n’est pas la pire !» N’est-ce pas curieux, cette connivence ? Aurions-nous éprouvé certains sentiments de la même façon ? Oui, nous pouvons être amis. Et pour toujours…

    Quel homme, Edward Abbey ! Les défenseurs de la Nature aux Etats-Unis lui doivent beaucoup, et certains écrivains comme Jim Harrison ou Dan O’Brien lui sont sans doute très reconnaissants pour les voies qu’il a ouvertes.

    Edward Abbey était un anarchiste, un éco-activiste. La Terre d’abord ! Dans la préface au roman “Le gang de la clef à molette”, Robert Redford parle d’un “homme rempli d’amour pour l’ordre naturel des choses”. Edward Abbey avouait lui-même que ne trouvaient grâce à ses yeux que les solitaires, “poètes, révolutionnaires et esprits indépendants dont l’héroïsme donne un sens à la vie humaine.”  Edward Abbey souffrait des dommages que l’homme causait à la Nature et quand, en 1989, il sentit sa fin proche, il demanda à ses amis de le conduire dans le désert qu’il chérissait et de l’y laisser mourir. On ne sait pas aujourd’hui où son corps repose. Dans “Désert solitaire”, en 1968, il écrivait : « Non, le monde sauvage n’est pas un luxe, mais une nécessité de l’esprit humain, aussi vitale pour nos vies que l’eau et le bon pain. Une civilisation qui détruit le peu qui lui reste du sauvage, du rare, de l’originel, se coupe de ses origines et trahit le principe même de la civilisation. »

    Certains d’entre nous partagent la même angoisse, la même inquiétude, la même rage et parfois aussi, heureusement, le même espoir. Exprimant cette idée, je pense à Rick Bass. Auteur de nouvelles et de romans dont le formidable “Là où se trouvait la mer”, Rick Bass a écrit par ailleurs un récit magnifique, intense, d’une drôlerie réconfortante. Dans les montagnes du Colorado, l’homme est parti un jour avec quelques joyeux drilles “Sur la piste des derniers grizzlis”. On aimerait être avec eux ! Que de sentiments nobles ! D’instants sensibles ! Ressentiront-ils le picotement de l’explorateur ? Suspens… Dans sa quête, bien sûr, Rick Bass prend le temps de méditer sur le monde tel qu’il se formule. A en juger par cet extrait, Rick Bass et Edward Abbey auraient été sans doute très copains : « Pour que la nature sauvage puisse survivre, pour qu’elle revienne, il faut que revienne d’abord le respect. Pas seulement le savoir, mais la compréhension, le respect, la connaissance, la prudence, la prévision, la compassion — on dira que cela ressemble furieusement à une liste de bonnes résolutions pour religieux quaker, mais c’est bien plus important que ça, dès lors qu’il s’agit de la Nature. »

    Il arrive que les mentalités évoluent dans le bon sens. Pour s’en convaincre, il suffit de remonter à Ernest Hemingway. Lire “Les vertes collines d’Afrique”, publié en 1969, est une expérience particulière. Le malaise est profond. Hemingway ne sera jamais mon copain à cause de ses parties de chasse aux rhinocéros. J’ai honte pour lui et pour nous. L’époque n’était certes pas au souci écologique mais la notion même de trophée est répugnante, et un viandard reste un viandard. On pourrait me dire que son livre est formidablement bien écrit mais là, pour le coup, je m’en moque ! Entre Hemingway et Harrison, il existe un gouffre, le respect justement. L’auteur de “Dalva” est chasseur, certes, mais, que je sache, il n’a jamais assassiné un rhino, et quand il tue une grouse, il la mange ! Là, je vais faire un aveu, et je demande à mes amis khmers verts et végétaliens de sauter cinq lignes. Moi-même, je serais perdu en pleine montagne, très loin des humains, ma vie serait en danger et je crèverais la dalle, je ne mangerais pas mon compagnon de randonnée, quoiqu’il l’eût peut-être mérité, non, mais je serais tout à fait capable de tuer un animal pour survivre. Et j’ai la conviction que je me régalerais !

    Quand je suis déprimé, j’écoute Léo Ferré, je pars dans la nature avec l’espoir de voir un bel oiseau, je regarde encore les livres sur les étagères de ma bibliothèque et je me dis que la vie vaut bien d’être vécue. Je relis souvent Charles Bukowski. J’y reviens comme à une source. Il y a vingt-cinq ans, ce gars-là m’a confirmé dans mon désir d’écriture en même temps qu’il me donnait le courage. Ceux qui pensent que Charles Bukowski passait tout son temps aux courses de chevaux, ne faisait que picoler et reluquer les jambes des filles, quoiqu’il fût très assidu en ces disciplines, perdent souvent de vue son amour pour la vie, sa compassion à l’égard des êtres fragiles, vulnérables. Dans sa correspondance, il y a cet extrait de lettre datée de mai 1964 qui, pour moi, marque toute la grandeur d’un homme : « Suis dans une petite forme aujourd’hui. Les chats traînent toujours dans le coin. L’un d’entre eux a bouffé un moineau l’autre jour. Je ne parlerai plus à ce fils de pute pendant une semaine ! » Pas de doute, Bukowski est mon copain, mon grand copain.

    Le lecteur aura remarqué : il n’y a pas de Français dans les parages. Dans les lettres françaises, nous n’avons pas l’équivalent d’un Rick Bass, d’un Jim Harrison ou d’une Barbara Kingsolver. Sur notre planète polar, point de Carl Hiaasen et de CJ Box, autres écrivains écologistes incontournables. Comment se fait-ce ? Sous nos cieux, la Nature n’aurait-elle pas été autant malmenée ? C’est ça… Les écrivains français seraient-ils par trop égocentrés ? Oui, ils le sont, et le cirque dans lequel ils jouent souvent ne m’intéresse guère.

    Pour faire bonne mesure néanmoins, et terminer sur une note romantique, j’ai envie de céder la parole à Chateaubriand : « Asseyez-vous sur le tronc de l’arbre abattu au fond des bois : si dans l’oubli profond de vous-même, dans votre immobilité, dans votre silence, vous ne trouvez pas l’infini, il est inutile de vous égarer aux rivages du Gange. »

Une chronique “verte et vagabonde” extraite de “L’appel de l’huître”

Editions Rivages 2009

Dan O’Brien

Rick Bass

Edward Abbey

Carl Hiaasen

Jim Harrison

C.J. Box

Charles Bukowski

Les Bisons du Cœur-Brisé, 2007

Sur la piste des derniers grizzlis, 1997

Barbara Kingsolver

Miami Park, 1991

Le gang de la clef à molette, 2005

Winterkill, 2005